P.  M. D. Molinié, O. P.


VISION BEATIFIQUE ET CONSCIENCE HUMAINE DANS LE CHRIST


I N T R O D U C T I O N

La psychologie du Christ est un mystère impénétrable, ce qui ne veut pas dire que nous n'en connaissons rien. C'est au contraire partir de ce que nous savons par la Révélation que nous pouvons soupçonner en quel sens et quel point elle est impénétrable. Il y a en ce moment au sujet du Christ une telle effervescence que il importe avant d' en parler de bien se mettre d'accord sur les bases fondamentales de notre foi et sur les règles de méthode qui en découlent quand il s'agit de contempler Jésus-Christ.

Contentons-nous de rappeler l'une des formules de foi en la matière où il est bien souligné que dans l'unité de la personne du Verbe subsistent, en vertu du mystère de l'Incarnation, deux natures infiniment distinctes et distantes l'une de l'autre comme le créé de l'incréé: la nature humaine et la nature divine:

"Nous confessons donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu, est vrai Dieu et vrai homme composé d'une âme raisonnable et d'un corps, qu'il a été engendré du Père avant tous les temps quant à la divinité, et quant à l'humanité qu'il est né de la Vierge Marie à la fin des temps, pour nous et notre salut; qu'il est consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité. Car il s'est produit une union des deux natures, aussi ne reconnaissons-nous qu'un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur.

A cause de cette union exempte de tout mélange, nous confessons que la sainte Vierge est Mère de Dieu, parce que Dieu le Verbe s'est fait chair, s'est fait homme, et c'est uni, depuis le moment de la conception, le temple qu'il a pris de celle-ci. En ce qui concerne les expressions évangéliques et apostoliques relatives au Seigneur, nous savons que les théologiens emploient les unes indistinctement, comme se rapportant à une seule personne (prosôpon) et distinguent les autres, parce qu'elles s'adressent l'une des deux natures, celles qui conviennent à Dieu, à la divinité du Christ, celles qui marquent l'abaissement à l'humanité
" (Accord de 433, cité par le D.T.C., art. Nestorius, col. 122-123). (1)

C'est évidemment par rapport à ces données prises dans toute leur netteté objective et réaliste que se pose le problème des certitudes de la conscience et des attitudes intimes au Christ Jésus en son humanité.


I

VISION BEATIFIQUE ET LE PROBLEME
DE LA CERTITUDE HUMAINE DANS LE CHRIST
DE SA FILIATION DIVINE


II est essentiel à la foi, de toute manière, de ne jamais oublier que le don de l'Incarnation, pris en lui-même, respecte intégralement les limites de la nature humaine. La dignité qu'elle lui confère ne change rien à elle seule à la pauvreté fondamentale de celle-ci: parler autrement serait introduire entre les deux natures le mélange qui caractérise la tendance monophysite. En conséquence, la nature humaine du Christ a besoin comme toutes les autres de recevoir les dons de la grâce et de la gloire pour être divinisée dans sa ligne: autrement dit, le don de l'Incarnation n'est pas béatifiant par lui-même. Il appartient à la nature de l'homme de se préparer la béatitude par ses opérations, et de la recevoir comme un don de Dieu quand il s'agit de la béatitude surnaturelle. En s'incarnant le Fils de Dieu a voulu, être homme dans toute la vérité de ce terme : Il a donc voulu lui aussi recevoir sa béatitude d'un don de Dieu que l'on ne peut pas confondre avec celui de l'Incarnation sans porter atteinte à la pauvreté radicale de la nature assumée par le Christ, donc à la vérité de cette nature, donc la vérité même du mystère de l'Incarnation. C'est de cette façon que la Tradition a longtemps interprété la kénose du Verbe (Il s'est anéanti pour notre salut).

Il faut en conclure ceci, qui a l'allure d'un paradoxe presque scandaleux, mais il s'agit en fin de compte du scandale même de l'Incarnation: le Christ aurait pu ignorer qu'Il était Dieu. Je précise: en tant qu'homme, le Christ aurait pu ignorer que sa Personne (son moi) était divine. Bien entendu de ne dis pas que cela aurait été convenable aux yeux de Dieu, je parle de puissance absolue et non de puissance ordonnée. On a dit à se sujet: "la doctrine thomiste affirme que la personne métaphysique est objet d'expérience immédiate pour la conscience humaine. C'est là un point de vue qui vaut également en christologie et auquel on ne peut que donner son assentiment. Au sujet de l'expérience humaine ordinaire, il faut bien se souvenir du fait que dans sa connaissance objective de soi-même, l'homme s'oppose à toute réalité autre que lui et que, dans cette position de soi déterminée, il fait expérience métaphysique de sa personne. La même expérience lui est donnée, lorsqu'il décide de l'ensemble de son être, dans l'accomplissement de sa liberté. D'ailleurs, toutes les fois que l'homme énonce quoi que ce soit au sujet de son "je", il est évident qu'il a intention de caractériser son "je" métaphysique" (E. Gutwenger, La science du Christ, in Concilium N°11, p. 86). Il semblerait donc que le Christ devait connaître sa personnalité réelle.

Les observations rapportées sont exactes, mais elles ne signifient pas du tout que l'homme ait l'évidence de la nature profonde de son moi. Beaucoup, qui sont parfaitement capables de distinguer immédiatement entre la condamnation à mort de leur voisin et celle de leur personne, n'ont absolument pas pour autant l'évidence que ce moi est doué d'une nature spirituelle et immortelle, encore moins qu'il soit à l'image de Dieu, encore moins qu'il soit peut-être en état de grâce. L'auteur que nous venons de citer reconnaît d'ailleurs que certains "événements surnaturels -tels que la grâce sanctifiante, l'habitation du Saint-Esprit dans l'âme, par exemple et d'autres déterminations de l'être humain- représentent également une actualisation d'une puissance obédientielle n'en tombent pas pour autant sous l'expérience de la conscience" (Ibid., p. 88). (2) Privez donc le Christ de toute grâce surajoutée à l'Incarnation elle-même, ce qui n'est peut-être ni convenable ni même possible, mais ce qui est certainement concevable pour nous en vertu du concept même d'Incarnation (refuser cela, je le répète, serait mélanger la nature humaine à la nature divine, la saupoudrer de divin). Le Christ alors saurait certainement qu'Il a un Moi, un Je métaphysique dont Il serait capable par réflexion de découvrir toutes les implications philosophiques naturelles (principe de subsistance, nature spirituelle, etc. ) 0 Mais Il ne saurait pas que ce Moi est divin en Personne, et Il aurait exactement les mânes incertitudes que nous quant à la possibilité d'une communication à la créature des secrets de Dieu.

Alors, si l'on admet que le Christ a eu en fait en face de ses disciples attitude du Seigneur et non celle du serviteur, qu'Il a réclamé l' adoration, qu'Il a exercé consciemment des privilèges divins tels que celui du pardon des péchés (3) il faut bien se demander comment Il connaissait Lui-même sa dignité: "Nous parlons de ce que nous savons et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu, et vous n'acceptez pas notre témoignage! Si je vous ai dit les choses terrestres et que vous ne croyez pas, comment croirez-vous si je vous dis les choses célestes?" (Jn 3, 11-12). Jusqu'à ces derniers temps, la tradition catholique admettait que le Christ savait tout cela par la vision face à face et la science infuse, avant même la Résurrection. Depuis quelque temps, cette explication est révoquée en doute et il faut bien alors chercher une science de remplacement. A vrai dire les idées ne semblent pas très claires sur la nature de cette science: on oscille entre la prophétie et la conscience existentielle de la Personne. Nous venons de voir les limites de cette conscience existentielle. Mais on insiste : "pour l'expérience du "Je" métaphysique et de la personne "il faut admettre les mêmes conditions d'exercice en ce qui concerne la connaissance et la liberté du Christ (et en nous). Mais ces conditions, justement, exigeraient nécessairement que la filiation divine -médiatisée par l'union hypostatique, en tant que condition fondamentale de cette conscience même éclate dans la conscience humaine de Jésus. Faute de quoi, il se produirait l'anomalie qui ferait de tout acte cognitif du Christ -comme aussi de chacun de ses actes libres- une opération métaphysique avortée qui, bien que reconnue comme telle relativement à la vision divine objective, n'en serait pas supprimée pour autant" (Ibid., p. 89).

Qu'est-ce que la conscience, plus précisément la conscience spirituelle, la seule dont nous devions faire état ici? C'est la transparence de la pensée à elle-même dans son exercice. Il est impossible de connaître sans avoir conscience de connaître et d'être une personne qui pense (c'est toute la démarche du cogito cartésien). La conscience n'est donc pas une propriété du moi dissociable de la connaissance, puisqu'elle est elle-même une connaissance particulière se distinguant des autres par sa saveur concrète ou, comme on dit aujourd'hui, existentielle. Sans doute le moi peut-il prendre conscience de lui-même à travers d'autres opérations que celles de l'intelligence, on dira même qu'il le peut mieux encore à travers les opérations affectives (plaisir, souffrance, amour, etc.), mais il le peut par définition dans la mesure où de telles "pulsions" sont conscientes, c'est-à-dire accessibles à la connaissance, et la connaissance intellectuelle. Un animal ou un enfant de quelques semaines est doué d'une conscience sensible, mais non d'une conscience de son moi au sens métaphysique où l'entend Gutwenger avec les thomistes.

Autrement dit, la profondeur et la splendeur de la personne peuvent dépasser de beaucoup la conscience qu'elle prend d'elle-même à travers une opération donnée. La splendeur du moi d'un enfant en bas âge dépasse infiniment celle dont il prend conscience en naissant. De même la splendeur d'une âme en état de grâce dépasse-t-elle de beaucoup la splendeur du moi tel qu'il se révèle à l'introspection philosophique la plus pénétrante: Gutwenger le reconnaît lui-même expressément, et il en fait justement une objection contre la position de Rahner. Le moi ne prend donc jamais conscience de ce qu'il est au-delà et indépendamment de ces opérations mais à travers ses opérations et comme principe de ces opérations, principe dont l'existence est savourée expérimentalement à travers leur exercice.

Le Verbe a donc conscience d'être Dieu le Fils à travers l'opération divine de la pensée qui se pense, opération qui d'ailleurs en Dieu ne se contente pas d'être enracinée dans la personne, car elle ne se distingue pas réellement de la personne. L'être du Verbe en tant que personne distincte du Père est donc rigoureusement indissociable de la conscience d'être Dieu, mais c'est dans la mesure où la Personne du Verbe est rigoureusement indissociable de sa nature et de son opération divines.

De même que le mystère de l'Incarnation nous oblige à considérer le Verbe comme le suppôt d'une nature humaine rigoureusement distincte de la nature divine, de même nous oblige-t-il à le considérer comme principe et suppôt de toutes les opérations humaines exercées par cette nature (ou exercées par le Verbe à travers cette nature). Si l'on ne veut pas tomber plus ou moins dans le monophysisme ou le monothélisme, il faut prendre soin de toujours bien distinguer ces deux séries d'opérations, tout en les attribuant l'une et l'autre à l'unique Personne du Verbe. Il ne faut donc pas colorer les opérations humaines du Verbe par une imprégnation quelconque de la nature divine, sous prétexte que le Verbe est Dieu en Personne et qu'Il en a nécessairement conscience. Le Verbe a conscience d'être Dieu à travers l'opération divine de sa connaissance, mais dire qu'Il a conscience d'être Dieu à travers les opérations de son intelligence humaine, c'est faire retentir sur ces opérations quelque chose de la nature divine du Verbe, et par conséquent porter atteinte à la pureté du mystère de l'Incarnation. La connaissance humaine du Verbe est une connaissance créée, la conscience humaine qu'Il prend de son moi comme racine de sa connaissance humaine est aussi nécessairement une conscience créée. Seulement, dès qu'on imagine le Verbe prenant conscience de son moi, fût-ce travers son intelligence humaine, on hésite à affirmer qu'une telle prise de conscience de son moi puisse laisser le Verbe ignorant de sa divinité (ce qui est pourtant bien naturel pour une conscience humaine, comme il est bien naturel à un enfant de trois jours d'ignorer la dimension métaphysique de son moi). Alors on en arrive à introduire dans la conscience humaine du Verbe quelque pressentiment de sa divinité, sous prétexte que la nature humaine est réellement enracinée dans la Personne, que c'est là une "détermination ontologique" dont il est impossible que le Verbe ne prenne pas conscience humainement, puisque cette détermination affecte bien sa nature humaine. Même en admettant (dato non concesso) une détermination de ce genre, cette détermination est absolument transcendante à la nature humaine comme telle et par conséquent aussi à ses opérations: elle ne peut donc aucunement devenir consciente, puisque la conscience n'atteint le moi qu'à travers ses opérations. Soutenir qu'à travers des opérations créées le Verbe puisse prendre conscience de son moi en tant qu'il est incréé, c'est soutenir en fin de compte qu'à travers sa nature humaine comme telle, Il peut prendre conscience de sa nature divine comme telle, ce que je me permets de résumer par la formule abrupte attribuant au Verbe la conscience créée d'être incréé, notion qui me paraît un monstre intelligible pour les raisons que je viens d'expliquer.

2. En fait c'est la prophétie qui semble avoir la faveur de la plupart des exégètes refusant au Christ la vision face à face avant Pâques, pour des raisons que nous examinerons tout à l'heure. Seulement, il faut s'entendre sur ce qu'on appelle prophétie, et aussi sur ce qu'on appelle la foi. Pour toute la tradition, il n'y a face au monde surnaturel que deux situations possibles de l'intelligence créée: la foi ou la vision face à face. Si élevée que soit la prophétie, à moins qu'elle ne devienne un "raptus" qui emporte le voyant pour quelques instants dans la vision face à face, elle ne l'arrache pas à obscurité fondamentale de la foi. Et ceci pour une raison très simple: le monde surnaturel, c'est le don que fait Dieu de sa vie intime à la créature. Toute révélation sur le monde surnaturel qui laisse encore dans l'ombre le secret de l'essence divine reste fondamentalement obscur, et beaucoup plus obscure qu'elle n'est claire: elle cache bien plus qu'elle se dévoile, elle dévoile en cachant, elle cache par le dévoilement même. Une telle révélation appelle donc irrésistiblement un acte de foi portant sur le secret qu'elle laisse entrevoir, et ce d'autant plus qu'elle est plus élevée. Seule la foi offre à la connaissance prophétique une assise et une stabilité que celle-ci ne possède pas par elle-même. Au-delà de ce qu'ils voyaient pendant la Transfiguration, les apôtres adoraient en Jésus-Christ le Dieu qu'ils ne voyaient pas mais dont la présence était attestée par ce qu'ils voyaient. Et cette adoration animée par la foi pouvait se prolonger (non sans défaillances avant la Pentecôte!) une fois que la Transfiguration eût cessé. C'est pourquoi la science infuse, pour autant qu'elle est évidence stable du monde surnaturel, ne peut s'établir dans une âme qui chemine dans l'obscurité de la foi (4): la prophétie seule peut lui être offerte, vision fugitive et partielle d'un tel monde. (5)

Ne faudrait-il pas alors imaginer une vision immédiate de Dieu, mais non béatifiante? Certains y ont penséé. (6) E. Gutwenger par exemple écrit: "Une conception plus existentielle du problème suggérerait, également, l'opinion que Dieu peut être "vu" sous des aspects divers. Suivant la situation existentielle où se trouve la créature, Dieu apparaîtrait sous les traits du maître exigeant l'obéissance, du juge irrité, du créateur du monde ou de l'ami faisant don de lui-même, dans 1'amour" (Ibid. p. 87). Il semble vraiment difficile, impossible, que la vision qui permet à Jésus de savoir humainement de la façon stable et solide que nous avons dite qu'il est le Fils de Dieu en personne ne soit pas une connaissance béatifiante. L'évidence d'être Dieu ne va pas sans l'évidence de ce qu'est Dieu, évidence qui porte sur l'essence divine et qui est béatifiante. Si Jésus ne voit pas Dieu face à face, quelle que soit l'ampleur de ses connaissances prophétiques et la "profondeur existentielle" de la conscience de son moi, Il ne peut savoir avec fermeté qu'Il est le Fils de Dieu qu'en le croyant par un acte de foi rigoureusement analogue aux nôtres. Auteur de la foi, objet de la foi qu'Il réclame à tout instant, Jésus n'apparaît à aucun moment dans l'Ecriture comme soumis à la foi. Toute la solidité de la position traditionnelle sur la vision face à face de Jésus durant les jours de sa vie mortelle me paraît s'appuyer sur le caractère irréductible du dilemme foi ou vision: dilemme qui apparait absolument évident lorsqu'on a compris que objet de la foi est rigoureusement le même que celui de la vision, que par conséquent la connaissance de foi dépasse par son objet toutes les autres connaissances. Quelque élevée que soit la connaissance prêtée au Christ de sa divinité en dehors de la vision face à face, cette connaissance est donc inférieure à la foi si elle n'est pas la foi même, dominée par la foi, couronnée par la foi. Il faut choisir, et en ce domaine au moins le tiers est exclu. Impossible d'expliquer sans une vision de Dieu, qui de soi est nécessairement béatifiante la certitude paisible et stable de Jésus d'être le propre Fils de Dieu.



II

DIFFICULTES ELEVEES CONTRE TOUTE VISION BEATIFIQUE
DANS LE CHRIST AVANT LA RESURRECTION


Restent à examiner les difficultés que soulève la présence de la vision face à face dans l'âme du Christ avant sa Passion. Ces difficultés sont énumérées bien entendu par Gutwenger dans l'article déjà cité. Certaines sont traditionnelles, et les Pères de l'Eglise s'y étaient déjà heurtés. D'autres sont plus ou moins nouvelles. Nous commencerons par les énumérer dans 1'ordre où les cite Gutwenger:

1) La première objection porte sur l'incompatibilité entre béatitude et liberté humaine (il faut insister sur humaine, la liberté des bienheureux n'étant pas humaine semble-t-il aux yeux de certains modernes. (7)

2) Incompatibilité entre cette même béatitude et "tous les tourments inhérents à la déréliction et à la mort, si son âme jouissait en même temps d'une joie céleste insurpassable, portée à son paroxysme" (Ibid., p. 82). Cette difficulté est traditionnelle.

3) Inconsistance de la théorie des "niveaux" ou compartiments dans l'âme du Christ, permettant à plusieurs sciences (vision face à face, science infuse, science acquise) de coexister: "Le maintien de zones de conscience déterminées dans le Christ entraîne, implicitement, la négation de l'unité de cette conscience. Que l'on veuille bien se représenter, encore une fois, ce qui pourrait se passer, concrètement, dans l'esprit d'un homme auquel parviendraient, à la fois, les contenus de deux sources cognitives distinctes, en acte (in actu) tandis qu'une tierce source fournirait à cet esprit un extrait des contenus cognitifs dont il serait déjà nanti par ailleurs... Bref, s'il revenait vraiment une fonction réelle aux trois modes de science -et ils entraient en action simultanément- on pourrait être tenté d'imaginer que leurs objets respectifs seraient reçus dans cette même conscience par trois centres réellement distincts" (p. 83).

4) Les "témoignages formels de l'Ecriture, en particulier Lc 2, 52 : "Quant à Jésus, Il croissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes" et Mc 13, 32: "Quant à la date de ce jour, ou l'heure, personne ne les connait, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, ni personne que le Père". De même les "surprises" du Christ. Difficultés traditionnelles, mais, d'après Gutwenger, "les essais de solution tentés jusqu'à présent ont abouti à une impasse et leur caractère artificiel représente une provocation directe au doute" (p. 83).

Comme le dit encore Gutwenger, "c'est avant tout le grand intérêt des temps modernes pour la psychologie qui a suscité le problème: à savoir, comment se traduisait dans la conscience humaine du Christ le fait de se savoir Fils de Dieu". Il serait bon toutefois de réfléchir à ce qu'est la psychologie aujourd'hui, car le moins que l'on puisse en dire est qu'elle est loin de nous offrir une sagesse. De plus en plus on demande aux catholiques une anthropologie adaptée aux connaissances du temps, c'est-à-dire justement une telle sagesse sur le mystère de l'homme -comme on lui demande une cosmologie adaptée aux sciences modernes, et dont Teilhard de Chardin nous a offert l'espoir. Il est à souhaiter en effet que les catholiques fournissent cet effort, mais cette exigence même implique un renoncement radical à toute tentation "d'assumer" le climat dans lequel ont été effectuées concrètement les grandes découvertes modernes, particulièrement en psychologie- l'accueil de ces découvertes dans une synthèse chrétienne exige donc une reconversion totale de toutes les vérités ainsi mises à jour: on ne baptise pas sans convertir, on ne reçoit pas le baptême sans accepter cette conversion.

Ces remarques de prudence à l'égard de la psychologie en général deviennent particulièrement urgentes en ce qui concerne la psychologie du Christ. Pour reprendre la citation de Bouyer offerte dans l'Introduction (pp. 1-2):

"Si ces considérations écartent l'évaporation de notre connaissance de Jésus en quelque métaphysique abstraite que ce soit, elles n'écartent pas moins la tendance plus insidieuse encore qui devait se manifester dès le moyen-Age et qui a trouvé son plein développement dans les christologies protestantes modernes dites libérales, la réduction de cette même connaissance à un simple problème de psychologie.

La supposition, en effet, qu'on pourrait expliquer Jésus comme un homme ordinaire, abstraction faite des affirmations de la foi sur son oeuvre et sur sa personne, est pas seulement étrangère à toute la Parole de Dieu, elle est en contradiction flagrante avec ce qu'il y a de plus essentiel dans l'Evangile. C'est dès le moyen-âge, encore une fois, que elle se fait jour, dans certaines ambiguïtés de cette dévotion à l'humanité du Christ qui en vient à donner au sentiment et l'imagination un rôle tel que la foi en est menacée. Sur une telle voie, il était fatal d'en venir tôt ou tard à une vision du Christ où le divin n'apparaitrait plus que dans la perfection idéale qu'on voudrait bien reconnaitre à une humanité conçue exclusivement dans les lignes de notre expérience. Qui plus est, la perfection en question risquerait fort de n'être que la perfection de l'idée que se fait de lui-même l'homme d'un milieu et d'une époque donnée. Après cela, quand on voudrait retrouver dans l'Evangile la figure ainsi construite dans de tout autres perspectives que les siennes, il serait inévitable qu'on prétendît le retoucher après un modèle étranger supposé plus "vrai". On s'y emploierait au nom d'une philosophie qui ne serait peut-être jamais plus étroitement subjective que lorsqu' elle s'abriterait derrière une critique scientifique, mais tout en lui dictant ses conclusions anticipées. En fait, c'est le simple progrès d'une exégèse et d'une critique historique des évangiles vraiment objectives qui devait porter le coup mortel à ces reconstitutions psychologiques d'un Jésus factice, renvoyant aux pasteurs libéraux ou aux écrivains modernistes seulement leur flatteuse image. Mais, jusque dans bien des milieux du protestantisme plus orthodoxe, voire d'un catholicisme prisonnier des préjugés de son époque, il en reste toute une séquelle de faux-problèmes, comme celui de la kénose au sens où on l'a entendu au début de ce siècle, et plus généralement les essais innombrables pour décrire la conscience psychologique de Jésus d'après la nôtre. On voudrait espérer que les psychologies des profondeurs, qui nous ont révélé l'impossibilité d'une description exhaustive de quelque conscience humaine que ce soit, nous aideront à retrouver le respect nécessaire du mystère inhérent à la conscience qui a pu être celle de Jésus durant sa vie terrestre.

Ceci, derechef, ne signifie point que soit illégitime toute tentative pour éclairer par des considérations d'ordre psychologique la seule connaissance de Jésus que nous donne la foi, enracinée dans une histoire où elle reconnait ce qui dépasse toute histoire seulement humaine. Il n'est pas douteux que l'enseignement de la Bible et de toute la tradition catholique sur Jésus nous permette certaines affirmations sur ce que sa psychologie avait à la fois de commun avec la nôtre et de supérieur à la nôtre. Jésus, assurément, pensait, sentait, voulait comme un homme, ayant pris toute notre humanité à part le péché où elle est tombée. Le nier ou le minimiser est toujours revenu à l'erreur des docètes, qui ne voulaient reconnaitre en lui qu'une apparence d'humanité. Mais cette humanité, non seulement était parfaitement sainte, ce qui déjà devrait suffire nous inciter une extrême prudence quand nous cherchons à imaginer ses réactions d'après les nôtres, mais encore elle l'était de la sainteté incomparable qui est celle du Fils de Dieu fait homme, de la Parole faite chair pour sauver l'homme et "diviniser", comme diront les Pères, jusqu'à la chair. Il s'ensuit tout d'abord, dans la conscience de sa mission, celle de son unité avec Dieu qu'aucune analogie avec notre expérience propre ne peut même esquisser. Il en découle, par un inévitable rayonnement de ce foyer central sur les aspects mêmes de cette conscience qui, abstraitement considérés, pourraient la rapprocher de la nôtre, une transfiguration dont l'exacte définition nous échappe. Les grands scolastiques ont généralement admis qu'il en était résulté pour Jésus, durant sa vie terrestre, une paradoxale superposition d'un état de viator et d'un état de comprehensor: en d'autres termes, une vision béatifique à la cîme de son âme, mais qui se trouvait comme retenue de refluer en tout son être par la solidarité effective où il se voulait avec nous. Refuser d'admettre quelque chose de cet ordre dans le Sauveur ne paraît pas possible sans vider de leur réalité les affirmations métaphysiques que la foi nous oblige à maintenir contre tous ceux qui ont tendu à vider, au nom de la métaphysique, les affirmations bibliques elles-mêmes de leur contenu. Prétendre définir plus précisément la condition et le jeu de sa conscience psychologique serait glisser de nouveau vers le subjectivisme de cette psychologie sans mystère qui croyait naguère pouvoir percer jusqu'au fond le secret de la personne divine Incarnée, mais qui, entre temps, a dû renoncer même à sa prétention d'épuiser aucune personnalité simplement humaine
" (L. BOUYER, Dictionnaire théologique, art. Jésus-Christ, pp. 360-363).

Ces remarques excellentes étaient bonnes à signaler avant d'examiner les objections que nous avons mentionnées:

1) La conciliation de la pleine liberté humaine avec la vision béatifiante dans le Christ pose en effet le problème bien connu chez les théologiens du mérite et de la libre obéissance du Christ. Les essais de solution sont nombreux, et leur diversité atteste que les théologiens se heurtent ici à un mystère profond. Cela n'autorise pas à présenter pour autant comme seule acceptable la théorie de Günther qui supprime le problème en supprimant la vision face à face. L'objet précis de notre débat étant cette vision et non le mérite du Christ, je crois suffisant de noter pour le moment qu'il existe en fait dans l'Eglise de multiples essais d'une solution moins simpliste. Cela suffit pour laisser toute leur force aux raisons scripturaires et de tradition qui nous interdisent d'imaginer Jésus-Christ comme soumis à l'obscurité et à l'autorité de la foi. Il ne suffit pas de dire que le mystère de l'Incarnation soulève des difficultés écrasantes pour être autorisé à rejeter ce mystère. La tendance se manifeste de nos jours à pratiquer cette opération propos de tous les mystères qui ne sont pas strictement de foi définie (pour les catholiques) ou affirmée par l'Ecriture (pour les protestants); sans se demander quelle signification et quelle importance parfois vitale a telle ou telle vérité proche de foi pour notre vie spirituelle, on considère comme idéal un exposé de la foi chrétienne comportant systématiquement le minimum de difficultés et de mystères. En vérité, ce qui compte dans un mystère est beaucoup moins notre facilité à l'admettre que sa valeur nutritive, car à propos de Dieu la lumière et l'obscurité grandissent ensemble. L'idéal rationaliste n'est pas la plénitude de la lumière mais la suppression dés obscurités et l'aplanissement de la théologie à ras bord de notre raison. Le résultat de tous ces efforts n'est d'ailleurs pas en fin de compte de nous délivrer de l'obscurité, ce qu'il en reste étant toujours suffisant pour rendre la foi odieuse à ceux qui ne l'acceptent pas - mais de nous priver de la saveur de lumière que l'on trouve chez un S. Augustin par exemple, saveur dont le goût donne assez d'amour pour accepter les obscurités de la foi.

En conclusion, le fait qu'une doctrine théologique soit la source d'une difficulté n' est pas un critère suffisant pour la rejeter. Quant à cette difficulté même, nous l'étudierons plus tard.

2) L'on craint, et l'on a toujours craint, qu'une vision de Dieu vraiment béatifiante ne soit pas compatible avec tous les tourments inhérents à la déréliction et à la mort. On écarte traditionnellement cette crainte en distinguant dans l'âme humaine, comme on le fait aussi dans l'intelligence angélique, différentes zones ou degrés de profondeur. Cette distinction est récusée assez violemment par de nombreux exégètes modernes. Notons aussitôt la faiblesse d'un tel refus au nom de la psychologie humaine. D'abord parce que, s'agissant du Christ, il est extrêmement dangereux et à la limite sacrilège de prétendre expliquer sa psychologie d'une manière suffisante à partir de la nôtre. Ensuite parce que, même au plan de la psychologie humaine, il est étrange qu'à l'heure où la psychologie des profondeurs proclame que le domaine conscient de notre âme est semblable à la partie visible d'un iceberg dont une faible partie émerge au grand air, on se mette à refuser la doctrine traditionnelle, chez les mystiques et Se Augustin en particulier, des différentes zones de profondeur dans notre âme. La psychanalyse et la tradition catholique tombent d'accord pour proclamer que la partie la plus importante de ce que nous sommes et de ce que nous vivons n'affleure pas sans difficulté à la surface de notre conscience. La grande différence entre la psychanalyse freudienne et la tradition chrétienne, c'est qu'aux yeux de celle-ci ce sont les profondeurs spirituelles de notre âme qui représentent la zone la plus profonde et la plus décisive de l'inconscient lui-même, celle qui donne à cet inconscient son visage et sa coloration. Je ne dissimulerai pas qu'aux yeux de la morale cette affirmation soulève un gros problème, puisque c'est aussi cette zone spirituelle la plus profonde qui nous qualifie moralement. Remarquons seulement ici qu'il est bien vrai, aux yeux de l'Ecriture comme de la doctrine chrétienne, que "nul ne sait il est digne d'amour ou de haine". Sans doute admettons-nous en terre chrétienne la possibilité d'une manifestation à la conscience de ces zones profondes, même si les voies pour y parvenir sont fort différentes de la technique psychanalytique (qui d'ailleurs ne prétend pas, au moins chez Freud, mettre à nu les profondeurs de l'âme telle que nous l'entendons). Néanmoins, la tâche est reconnue difficile et incapable sans une grâce spéciale de nous offrir une certitude sur l'état de notre âme.

Cela se comprend très bien si l'on se rappelle que les réalités proprement spirituelles ne sont pas l'objet normal de notre intelligence et qu'elle ne parvient à les définir qu'à grand' peine à partir du monde sensible. Même si toute notre vie sensible n'est pas consciente, notre vie consciente est d'abord immergée dans le sensible; le sensible extérieur en premier lieu, puis par réflexion la découverte de notre vie sensible elle-même et enfin celle des mouvements de notre volonté. Mais cette dernière zone n'est pas du tout celle où notre intelligence se meut à l'aise, elle reste foncièrement obscure. Qu'il s'agisse de savoir ce que nous valons moralement ou de savoir si, au fond, nous sommes heureux, la plupart des hommes, s'ils sont honnêtes, hésitent sur ce point.

En thomisme, la distinction des différentes zones de profondeur ne va pas non plus sans difficulté. Car il ne faut pas la confondre avec l'analyse des profondeurs de notre être, au coeur desquelles nous trouvons la substance, puis les facultés, les "habitus" et enfin les actes ou opérations. Il s'agit ici d'une tout autre distinction à l'intérieur des opérations elles-mêmes. Il est d'expérience courante que certaines émotions nous atteignent plus ou moins "profondément", de même que certaines décisions nous engagent aussi plus ou moins profondément. Qu'est-ce que cela veut dire? Sans affronter les difficultés considérables que soulève une telle question, il sera udéjà très éclairant de considérer la profondeur spéciale dez mouvements affectifs portant sur la fin ultime ou le Souverain Bien. Il importe en effet de bien comprendre ce que signifient exactement ces notions décisives et très délicates.

La fin ultime, comme son nom l'indique, est celle que nous poursuivons en dernier, au-delà de toutes les fins immédiates. S. Thomas explique qu'il y a un enchainement des fins que nous poursuivons comme il y a un enchaînement des causes efficientes dans le monde, et que dans un cas comme dans l'autre il est impossible d'aller à 1'infini, il faut s'arrêter à une première cause qui ne reçoit d'aucune autre son pouvoir efficient ou attirant. Je fais un travail ennuyeux, par exemple, pour gagner de l'argent -ceci pour nourrir une famille- et ceci pourquoi? Ici les esprits commencent à flotter mais chacun sent bien qu'il faut, ou trouver un autre motif, ou donner une valeur absolue celui que l'on nomme en dernier.

Or à partir du moment où -explicitement ou implicitement- on donne à une fin poursuivie la valeur d'un absolu, autrement dit qu'on ne la subordonne à aucune autre fin, il se passe dans notre âme quelque chose d'entièrement nouveau et de parfaitement invisible parce que parfaitement spirituel, ce pourquoi justement les hommes ont tant de mal en prendre conscience. Il n'y a aucune différence sensible donc apparente entre les désirs ordinaires que nous pouvons avoir de telle ou telle chose, et ce désir très particulier qui engage la totalité de notre être. Ce qui nous trompe, c'est que les désirs ordinaires peuvent être très vifs et envahir parfois totalement le champ de notre conscience. Quelqu'un qui meurt de faim ou qui souffre d'une rage de dents peut devenir rigoureusement incapable de penser à autre chose pendant tout le temps que dure sa souffrance physique, cela ne signifie nullement qu'à aucun moment il ait eu pour fin ultime le soulagement de cette souffrance. C'est cela qu'il est à la fois très difficile et absolument nécessaire de comprendre. Ceux qui n'y parviennent pas, même s'ils sont chrétiens, deviennent incapables de donner leur adhésion à la parole du Christ: "L'homme ne vit pas seulement de pain..." ce qui signifie très exactement que l'homme ne vit pas seulement pour satisfaire des désirs ordinaires même obsédants, mais pour satisfaire une faim d'un autre ordre.

La façon la plus simple de faire pressentir cette vérité capitale, c'est de dire: nous sommes faits pour l'infini. Dès que nous poursuivons une fin de façon absolue, sans la subordonner à aucune autre, nous lui donnons une dimension infinie... et c'est exactement cela qu'exprime la notion de Souverain Bien, ou de Bien en soi. Or, ce qu'il faut comprendre, c'est que le Souverain Bien n'est pas le seul. Nous retrouvons ici le mystère de la coexistence du fini et de l'infini, qui est celui de la créature et de sa consistance en face du Créateur. C'est au fond la même obscurité qui entoure le mystère du Souverain Bien: ce Bien est Tout sans être matériellement tout, sans être la collection infinie de tous les biens possibles mais en vérité autre chose, un autre bien, on pourrait presque dire un Bien parmi les biens - il contient la perfection de tous les biens mais il s'en distingue, exactement comme Dieu contient la perfection de tous les êtres en s'en distinguant. La situation très mystérieuse des créatures par rapport au Créateur retentit sur la situation étrange, paradoxale et très subtile de notre désir de Dieu (ou d'une autre fin ultime si nous péchons) par rapport nos autres désirs. Ce désir du Souverain Bien contient à sa manière l'ambition suprême de tous nos autres désirs, il en récapitule la force, il est le désir de tout notre être et c'est pourquoi il est dit plus profond que tous les autres: mais il n'est pas notre seul désir, il n'est même pas la récapitulation matérielle et quasiment arithmétique de ces multiples désirs. Quand on dit qu'il est le désir de tout notre être, il ne faut pas l'entendre comme si cette totalité intégrait purement et simplement la multiplicité de toutes nos "pulsions": elle en intègre la perfection, parce que le sens de tous nos désirs est toujours de viser une participation au Souverain Bien, tandis que ce désir-là vise la totalité du Souverain Bien. Le désir de la fin ultime se distingue donc des autres un peu comme Dieu se distingue des créatures: il les dépasse, il contient tout ce qu'ils ont de positif, il les anime de l'intérieur et pourtant il ne supprime pas leur consistance et leur autonomie, bien au contraire il la constitue.

En conséquence, un désir ordinaire peut devenir intense et absolument obsédant sans pour autant revêtir la dignité de cette soif qui est toujours une soif de l'infini. De tels désirs obsédants peuvent nous réduire un état voisin de l'animalité, ou justement il n'y a plus de désir du Souverain Bien: ils ne peuvent jamais sans notre consentement se présenter comme le désir de l'Infini.

On peut commencer alors soupçonner:

1. que la collection indéfinie de toutes les satisfactions possibles ne peut jamais constituer la béatitude ni remplacer la béatitude;

2. que le désir de la béatitude, ou même sa possession, continue se distinguer de la collection de toutes les satisfactions possibles: elle est autre chose, et en un sens elle non plus ne les remplace pas. C'est absolument évident en ce qui concerne la béatitude imparfaite (naturelle et surnaturelle) que nous pouvons connaître et poursuivre dès ici-bas. De toute façon on ne peut pas désirer la béatitude surnaturelle sans en posséder le germe, de sorte que l'on devrait st attendre à ce que la fascination exercée par le Souverain Bien -qu'il soit possédé parfaitement ou imparfaitement (et alors poursuivi)- éclipse dans notre coeur tout autre désir et toute autre préoccupation. Or nous savons assez qu'on peut désirer Dieu sans cesser d'avoir faim d'autre chose, et les mystiques témoignent que l'on peut déborder d'exultation sous le ruissellement "de la paix de Dieu qui dépasse tout sentiment"... et continuer d'éprouver des souffrances très réelles. C'est cette affirmation permanente des saints qui est en cause dans la discussion en cours. On comprend alors ce que signifie pour les Pères de l'Eglise et pour les mystiques cette "zone la plus profonde de l'âme (le mens) où se situe après eux la béatitude, le germe de la béatitude et le désir de la béatitude. Il ne s'agit pas d'une zone géographiquement assignable, elle ne se distingue même pas des autres à la manière dont la substance se distingue des accidents, elle englobe et imprègne tout - et pourtant elle s'en distingue comme le Souverain Bien se distingue des autres biens.

Nous saurons donc désormais pourquoi il faut affirmer que la vision face à face nous comble tout entiers sans exclure d'autres satisfactions - et pourquoi l'avant-goût de la vie éternelle que nous pouvons recevoir dès ici-bas nous comble également tout entiers sans exclure la souffrance, les distractions, les agonies, les obscurités, les combats... La Tradition nous dit que la vision face à face (ou son germe) est reçue par la "fine pointe de l'esprit" ou (le) mens, ce qui ne signifie pas du tout une région particulière de notre âme étrangère aux autres mais la totalité de notre être (âme et corps) ou plus précisément de tous nos désirs en tant que cette totalité est à la fois transcendante et immanente à chacun de ces désirs.

Si nous revenons au cas du Christ, il y a certes une violence dans le fait que la vision face à face ne rejaillisse pas immédiatement en gloire dans toutes les puissances de l'âme et du corps, mais nous comprenons maintenant pourquoi cela n'était pas impossible. L'âme est suffisamment distincte du corps (quoiqu'elle ne soit pas une substance distincte du corps) pour être glorifiée seule par la vision, le corps restant soumis à sa condition naturelle. Dans cet état, l'âme elle-même ne pourra pas connaître la satisfaction de tous ses désirs, mais seulement du désir qui lui est tout à fait propre en tant que spirituelle, à savoir le désir de l'infini ou du Souverain Bien. Cette dimension de l'âme par où elle fait face à 1' infini se nomme le mens, avons-nous vu, lequel ne se distingue pas des autres dimensions de l'âme comme une chose -se distingue d'une chose mais à la manière dont un Tout transcendant se distingue des parties auxquelles il demeure immanent. Là encore cette théorie n'est pas facile, mais c'est la seule qui traduise fidèlement ce qu'ont ressenti les mystiques lorsqu'ils parlent à l'unanimité de la "fine point de l'âme". (8) Ce n'est pas en vertu d'un système abstrait que Thérèse d'Avila parle du château de l'âme et de ses demeures, et le même rationalisme qui rejette la théologie scolastique au nom d'une doctrine plus existentielle rejette l'existentialisme des mystiques au nom de la psychanalyse, c'est-à-dire d'une psychologie des profondeurs réintroduisant d'ailleurs les "niveaux" et les zones dont on ne veut plus en théologie: il suffit que ces zones ne soient plus spirituelles mais instinctives pour retrouver la faveur des théologiens et des pasteurs modernes.

3) Les remarques précédentes ont fourni déjà de larges éléments de réponse à l'inquiétude qui saisit les esprits devant idée de "niveaux" ou compartiments dans l'âme du Christ. Revenons sur le cas de l'âme séparée. La foi catholique, inscrite au moins dans l'attitude de l'Eglise à 1' égard des martyrs et des bienheureux (références) nous oblige à croire que l'âme des saints est béatifiée par la Vision avant la résurrection des corps, dans un état que l'on appelle celui de l'âme séparée. La doctrine thomiste et le sens commun reconnaissent d'autre part que l'âme séparée n'est même pas une substance complète, un homme au sens plein du mot. Par là se trouve vérifiée la possibilité de posséder la béatitude sans posséder pour autant toutes les perfections et tous les biens que notre nature est susceptible de recevoir et de désirer, de posséder Tout dans le Souverain Bien, et pourtant de ne pas posséder tout...

La vision face à face, et elle seule, comble notre désir (devenu surnaturel) de l'Infini c'est ce qu'on veut dire en disant qu'elle comble le mens. La vision face â face nous établit dans un paroxysme de béatitude au-delà duquel nous ne pouvons plus rien désirer... mais en-deçà duquel la complexité de notre nature peut encore désirer de multiples biens limités, voire souffrir de leur absence, sans cesser d'être bienheureuse. Les habitants du ciel qui désirent d'un grand désir la résurrection des corps et la présence de ceux qu'ils aiment désirent autre chose que la Vision, mais non pas plus: car il n'y a pas plus que l'Infini.

Nous avons dit "la complexité de notre nature", prenons bien garde qu'elle se retrouve et s'exerce à l'intérieur même de notre vie intellectuelle. Que la lux incréée de la vision face à face puisse laisser la place dans notre intelligence à d'autres lux limitées et dans notre coeur à d'autres désirs "inférieurs", n'est pas plus difficile à comprendre au fond -mais l'est autant- que l'existence de la créature à côté du Créateur. Notre intelligence est apte à la surélévation de la Vision, mais n'oublions pas que la grâce ne détruit pas la nature et que le fonctionnement naturel de notre intelligence ne consiste pas à Voir le fini dans l'infini, mais au contraire l'infini travers le fini. La vision face à face ne doit donc pas supprimer le fonctionnement naturel de l'intelligence mais le couronner en le dépassant sans le détruire: cela, l'intelligence le réclame tout en voyant Dieu, avec la même force que l'âme béatifiée réclame son corps. En retrouvant son corps, l'âme bienheureuse ne deviendra pas plus heureuse mais plus humaine, ce qui constituera pour elle un surcroît de joie que la béatitude ne l'empêche pas plus de désirer, au contraire, que l'existence de Dieu n'empêche la créature d'exister, au contraire.

Ainsi, sous l'effet même de la vision face à face - que nous appellerons verticale avec les modernes et matutinale avec S. Augustin, l'intelligence réclame avec d'autant plus de force l'épanouissement complet de son fonctionnement naturel, c'est-à-dire d'une connaissance que nous appellerons horizontale avec les modernes et vespérale avec S. Augustin.

Tout ceci est d'ailleurs la clé de l'intérêt que présentent les dons du St-Esprit, car leur rôle dans le régime de la Vision n'est pas de nous rendre plus heureux ni plus divins mais plus humains dans la béatitude... et de rendre ainsi, si j'ose dire, notre vie divine elle-même plus humaine et par conséquent plus parfaite car si l'homme est appelé à pénétrer dans la vie trinitaire, il est bon que sa vie trinitaire soit non seulement consommée mais la plus humaine possible: et ceci est souhaitable, non seulement pour la perfection de l'homme mais pour la perfection même du don de Dieu. Car la vie trinitaire étant dialogue, le don de la vie trinitaire implique de la part de l'homme, à l'intérieur de la Trinité, un dialogue et une louange aussi parfaits que possible, donc une consistance de la personne humaine aussi profonde que possible. La même raison, en somme, la même logique du don de Dieu qui ne peut se contenter de nous donner la Vision mais aussi la charité, réclame à un degré moins fort très profond l'humanisation parfaite de notre vie divine et de la louange que nous offrons Dieu. La vision face à face est plus qu'une louange, c'est notre divinisation même et notre passage en Dieu - la charité est le sommet de la louange qui dépasse l'ordre de la louange et nous fait participer formellement à la louange incréée que les Trois se donnent. Mais il est bon et voulu par la charité même que cet amour indicible s'exprime en des mots d'amour, lesquels ne peuvent être que créés et réclament par conséquent des concepts créés que ne peut pas nous donner la vision face à face.

Ainsi donc, ceci étant dit, à partir du moment où l'on a reconnu la possibilité et la nécessité pour un esprit créé d'une autre science que celle de la Vision, il importe assez peu, du point de vue qui nous occupe, que cette science soit une ou plusieurs. Notons une fois de plus que la psychologie à laquelle nous sommes conviés par les réflexions modernes est singulièrement courte, même au point de vue d'un homme ordinaire (que dirait, par exemple, la psychanalyse d'une phrase comme celle-ci: le maintien de zones de conscience déterminées dans l'homme entraine implicitement la négation de l'unité de la conscience humaine?). La bataille en cause est une fois de plus celle de la profondeur qui distingue pour unir contre une superficialité qui découpe matériellement pour opposer comme incompatibles les différentes fonctions qui assurent l'unité originale de la vie.

4) On évoquait enfin les ignorances, les questions, les découvertes, les surprises du Christ. Ces faits intéressent évidemment ce que l'on appelle la science acquise du Christ, et la réalité de celle-ci n'engage rien de moins que la vérité de l'Incarnation. Ce serait à vrai dire témoigner d'un manque cruel d'intuition métaphysique que de penser que ce serait méconnaitre la réalité et l'importance de ces faits en les plaçant uniquement au niveau de la science acquise. Rappelons-nous ce que nous avons dit des limites de la vision face à face, incapable de nous donner à elle-seule la connaissance concrète de la saveur de l'amour: encore bien moins peut-elle donner à une créature la connaissance concrète de la saveur d'une sensation physique. De quelque manière que nous connaissions un événement sensible, nous ne le connaissons pas expérimentalement tant que nous n'assistons pas à cet événement par le canal de nos sens. Jeanne d'Arc pouvait connaître prophétiquement et de la manière la plus pénétrante les dispositions intérieures et les secrets de Charles VII, c'était autre chose que de les découvrir sur son visage et d'après son comportement. Certaines personnes sont averties en songe et avec la plus grande netteté de ce qui va leur arriver et de ce qu'elles devront faire le moment venu: lorsque l'heure arrive, elles apprennent les mêmes réalités d'une autre façon, irremplaçable, qui constitue l'expérience humaine. C'est de cette façon que le Fils de Dieu apprit à obéir, Lui qui le savait parfaitement mais qui ne pouvait connaître en tant qu'homme la saveur amère de l'obéissance quand elle répugne à tous nos Instincts avant que l'événément ne se produise: il y a une connaissance de la mort que la vision face à face ne peut donner, et qui consiste à mourir - à ce moment-là, "une tierce source" (l'événement lui-même) fournit à l'esprit "un extrait des contenus cognitifs" qu'il possédait déjà par ailleurs: car Il savait bien verticalement dans la vision et horizontalement par la science infuse, qu'Il devait mourir. Mais Il ne le "savait" pas de cette connaissance unique qui s'appelle l'expérience sensible, ou plutôt qui s'appuie sur elle pour élaborer une notion acquise selon le processus patiemment analysé par les scolastiques. Il est bien évident que par définition, à l'égard de ce genre de science, le Christ ignorait et ignore encore beaucoup de choses, car on ne peut pas faire toutes les expériences possibles. II semble qu'un peu de bon sens devrait permettre de soupçonner que l'esprit humain le plus éclairé par des connaissances prophétiques innombrables, et qui sait d'avance ce que ses interlocuteurs vont lui répondre, ne leur pose pourtant pas de questions en vain car ce qu'il attend quand il les questionne, c'est justement d'entendre leur réponse, et cela suffit pour justifier la vérité de la question qui ne porte pas exactement sur ce que l'on peut savoir par ailleurs (même si cela coïncide matériellement, par exemple dans un interrogatoire d'identité) mais sur l'aveu de l'intéressé et la révélation qu'il peut faire lui—même de sa propre connaissance. Ainsi le Christ questionne-t-Il les disciples d'Emmaüs sur les événements de Jérusalem, événements qu'll connaissait mieux que personne, et cependant Il ne les questionne pas "pour rire" bien qu'Il connût aussi prophétiquement tout le secret de leurs dispositions intérieures: mais II voulait l'apprendre expérimentalement, c' est—à—dire de leur propre bouche. Et c'est devant cette révélation expérimentale que le Christ, avant sa Résurrection, réagit parfois émotivement par l'étonnement ou par les larmes. Car encore une fois cette saveur est irremplaçable et c'est sur elle que s'appuie l'émotion quand elle se déclanche: aucune connaissance spirituelle ne peut dès lors prévenir cette émotion, dans le statut non glorifié ou la vie affective du corps garde une certaine autonomie par rapport à l'âme. S'imaginer qu'à cause de la vision ou de la science infuse le Christ aurait d’être à l’abri de ces misères, c'est se faire une idée grossière, matérielle et "féérique" de telles illuminations et finalement de la psychologie humaine. Encore une fois on peut être averti cent fois de ce qui se passera, on ne sera pas dispensé de la surprise et des larmes lorsque l’événement surviendra: il faut réduire l’âme humaine à une ordinatrice "inhumaine pour penser autrement. Comme toujours dans les tendances unilatérales, l'interprétation exégétique que nous rejetons est une fonction compensatrice d'un certain docétisme on ne conçoit plus le Christ comme un homme véritable dès qu’on Lui prête trop de grâce et de sainteté: c'est l'éternelle tendance à enfermer les saints dans une niche ou ils ne sentent rien! Alors, parce que dans le secret de son coeur on est devenu inhumain avec les mystiques et qu’on ne les considère plus comme des hommes, on réagit violemment et grossièrement contre et pour mieux proclamer la tentation d'agir ainsi avec le Christ… et pour mieux proclamer son humanité, on lui refuse en fin de compte d'être mystique.

Bien entendu l'expérience humaine, parce qu'elle est la source d'une vraie connaissance intellectuelle, est aussi la source d’une sagesse que le Christ a pu acquérir â une vitesse foudroyante et avec une profondeur qui dépasse celle des plus grands génies. Là—dessus on a beaucoup parlé, avec trop de détails chez les scolastiques, et trop de mépris chez les modernes. C'est toujours la vérité humaine qui est en cause: l’homme le plus illuminé reste un homme, il fait des expériences, et il les pénètre d'intelligence — c'est tout, et il n'y a pas à s’étonner qu'il y ait là en effet une "tierce source" permettant de connaître selon un autre mode ce que l'on connaît déjà par science infuse et par vision.

Ces remarques sur la science acquise me paraissent une explication suffisante du texte de Luc et de tous ceux qui manifestent dans l’Evangile une ignorance ou un étonnement du Christ. Quant au texte de Marc sur "le jour et l'heure", on sait que S. Thomas réserve cette ignorance à la science acquise. Mais le motif qu'il invoque ne concerne pas notre sujet actuel: aux yeux de S. Thomas la connaissance du jour et de l’heure appartenait à la dignité du Christ en tant que Juge (cet argument vient de Chrysostome). Mais la vision face à face n'était pas compréhensive (c'est le point essentiel sur lequel Grecs et Latins sont d'accord) n'implique pas de soi (en vertu des seules exigences de la vision comme telle) la connaissance de tel ou tel effet de la puissance divine. Par conséquent cette question ne concerne pas notre sujet: quoi qu'on pense de l'ignorance du Christ sur ce point, cela ne constitue pas une objection contre la vision face à face.



III

LA CONSCIENCE HUMAINE DE JESUS ET LA

VISION DE SA FILIATION DIVINE


Ou: … ET L’ESPRIT D’ENFANCE EN JESUS-CHRIST

Un fois donc admis que le Christ a toujours possédé la vision béatifique et que grâce à elle seulement Il a su clairement qu'Il était le Fils de Dieu en personne, il reste à se demander en effet dans quelle mesure et de quelle façon Il a eu conscience existentiellement d'être le Fils de Dieu. Question redoutable, domaine où l'on n'avance qu'en tremblant. Cependant salvo meliori judicio il nous semble devoir affirmer catégoriquement qu’en tant qu’homme le Christ n'a pu avoir la conscience existentielle d'être Dieu, (conscience) qui est le propre du Verbe dans sa nature divine. Je crois avoir dit pourquoi (pp. 6—8) le Christ a eu dans la vision la parfaite évidence spéculative de l'union hypostatique, II s'est vu aussi de toute évidence concerné par cette union. Mais n'oublions pas que dans la vision face à face elle—même Dieu demeure un mystère qui nous dépasse: la Personne du Verbe dans sa divinité demeure donc un mystère pour l'intelligence humaine du Christ. II n'y a pas à s'étonner que sa propre personnalité demeure un mystère pour le Christ (la nôtre l'est bien pour nous), c'est d’ailleurs un mystère qu'Il voit face à face mais avec lequel II n'est pas de niveau en tant qu'homme. S’Il a pu dire en toute vérité: le Père est plus grand que moi (bien que sa Personne fût divine), II aurait pu dire aussi bien: Je suis (en tant que Dieu) plus grand que moi (en tant qu'homme) — seulement cette phrase eût été difficilement intelligible. Par conséquent, lorsque le Christ parlant en tant qu'homme dit Je, Il peut exprimer par là sa conscience existentielle d'être un homme, comme tout homme un Moi qui pense et agit selon la nature humaine: Il voit alors par la vision que ce Moi dont Il a conscience en tant qu'homme n'est autre que le Verbe, et Il demeure comme nous écrasé par ce mystère dont le secret Lui est pourtant dévoilé. Autrement dit, le fait d'être le Verbe en personne reste pour sa nature humaine un objet d'admiration et d’adoration devant lequel Il s'enfonce dans les profondeurs du néant qu’Il a conscience d'être en tant qu'homme. Cette adoration, bien entendu, Il l'adresse au Père et non à Lui—même: le don qui Lui est fait est tellement écrasant que l'adoration elle—même devient inadéquate et insuffisante pour lui faire face. L'attitude de la nature humaine du Christ en face de sa Personnalité divine vue comme telle est absolument impensable, non parce que l'identité de son Moi humain avec la Personne du Verbe le dispense de l'adoration, mais parce qu'elle le plonge dans une stupeur plus profonde encore que l'adoration et dans un au-delà de celle-ci pour lequel nous n'avons plus de mots. Autrement dit, quand l'homme-Jésus disait Je suis Dieu -et quand Il le dit encore pour 1' éternité- c'est dans une action de grâce aussi humble et plus stupéfaite encore que la Sainte-Vierge disant: Je suis l'Immaculée Conception. Jamais la conscience humaine ne pourra être au niveau de ce don qu'elle reçoit toujours comme gratuit et impensable, non comme une définition qui la constituerait comme ayant droit à tous les dons. Une fois posé ce don d'être Dieu en personne, l'homme-Jésus a effectivement droit à tout et Il sait que le Père l'exauce toujours, mais ce premier don Il n'a aucun droit et par conséquent c'est toujours pour Lui un éblouissement extrinsèque à conscience de voir qu'Il est le Fils de Dieu en Personne. (9)

En fait, quand le Christ dit Je, Il n'exprime pas seulement par là sa conscience existentielle d'être homme, Il voit en même temps que ce Je est le Verbe, et c'est en connaissance de cause qu'Il dit Je - mais alors Il ne le fait pas dans une conscience existentielle d'être Dieu (ce serait, je le répète, la conscience créée d'être incréé). Il le fait dans une sorte d'adoration qui, faute de pouvoir se reposer comme adoration en Lui-même, se tourne irrésistiblement vers le Père. Le don suprême qui Lui est fait, c'est en somme de ne même plus pouvoir adorer le Verbe parce que le Verbe est devenu cet homme qu'est Jésus.

On peut comprendre à partir de là pourquoi l'homme-Jésus n'a été nullement dispensé d'adopter à l'égard du Père et de Lui-même L'attitude de l'enfant qui se réfugie au près du Visage maternel de Dieu que l'on peut, pensons-nous, approprier au Saint-Esprit. Non seulement Il n'en a pas été dispensé, mais c'est en ce domaine d'abord qu'Il fut pour nous l'initiateur et le maître, Celui qui a plongé et plonge encore pour l'éternité plus profondément que personne dans l'abime de la pauvreté créée. II est capital, pour nous hommes toujours exposés à l'épreuve de l'option dans la foi (à laquelle le Verbe n'a pu être soumis), de ne pas nous imaginer pour autant que la dignité de sa Personne divine ait dispensé la conscience de Jésus d'une humilité de cet ordre. Et c'est justement là qu'il faut choisir: si, au lieu de voir seulement qu'Il était Dieu Il a eu existentiellement conscience d'être une créature et rien d'autre, s'Il a partagé avec sa nature divine la conscience existentielle d'être Dieu, Il n'a pas pu avoir le mouvement de se réfugier en Dieu, Il n'a pas pu se sentir dépassé, écrasé par la transcendance de sa Personne même et de la lumière divine, Il n'a pas eu à être pauvre: on ne peut pas se sentir Dieu et se sentir pauvre. (10) Si le Christ Se sent Fils de Dieu dans sa conscience humaine, c'est qu'Il est Fils de Dieu dans sa conscience humaine - c'est qu'Il est Fils de Dieu en tant qu'homme... et nous voilà dans le monophysisme, le docétisme eu tout ce qu'on voudra.

Donc Jésus fut le premier humble, le premier pauvre, le premier enfant, le premier à se réfugier pour se mettre auprès de Dieu à l'abri de Dieu - et Il le demeure pour l'éternité. C'est en ce sens d'abord que, selon une expression qui plaît à notre temps, Il est "notre premier de cordée". II nous apprend la petitesse avant de nous apprendre autre chose, et Il nous en dévoile les profondeurs métaphysiques en même temps qu'Il nous y invite par l'humilité de son enfance.

Le secret métaphysique de la pauvreté, c'est d'être liée au don de Dieu. Plus Dieu nous enrichit, et plus nous sommes pauvres... ou réciproquement. C'est donc bien auprès de Celui à qui Dieu a donné le plus, et dans la lumière du ciel, que nous apprendrons d'abord la pauvreté. Ce qui nous écrase le plus et rend suprêmement urgent de nous réfugier, de nous mettre à l'abri, ce n'est pas la colère de Dieu, c'est son Amour et sa Lumière. Celui qui reçoit le plus et qui se trouve le plus près de la Source est celui-là même qui éprouve le plus le besoin d'une médiation protectrice entre Dieu et lui... et cette médiation il la trouve dans le visage maternel de Dieu exprimé par l'Esprit-Saint. L'esprit d'enfance de Jésus-Christ parait donc comporter trois aspects:

a) Une participation créée à la situation filiale éternelle de sa Personne dans la Trinité. Cette participation ne vient pas du fait que l'Incarnation "éclaterait" dans la conscience humaine de Jésus; si Jésus n'a pas eu une conscience créée d'être incréé, Il n'a pas eu non plus une conscience créée d'être Fils du Père, cette participation se fait par la grâce du Saint-Esprit qui associe la nature humaine à l'attitude du Fils éternel envers le Père; en Jésus comme en nous c'est l'Esprit du Fils qui crie: Abba, Père!... c'est-à-dire le Saint-Esprit, par les opérations de la grâce et de la gloire, et de nulle autre façon.

b) L'action de grâce et 1'adoration de la créature en face du Créateur. Cette adoration apporte à la vie trinitaire de Jésus-homme une nuance d'anéantissement (kénose que la vie trinitaire du Verbe ne connaît pas dans son essence incréée. Bien entendu on peut raffiner, on peut voir dans la transparence du Verbe face au Père dans la Trinité une sorte de "pauvreté" purement divine que l'humanité de Jésus imiterait tant bien que mal. Je préfère dire que la pauvreté est la seule ressource offerte à la créature pour participer au mystère de la distinction des Personnes dans la Trinité. En offrant à son Père le visage de la pauvreté humaine, le Fils Lui offre certes quelque chose qu'Il ne peut Lui offrir dans la Trinité: l'homme-Jésus se voit dans la vision face à face distinct du Père en vertu de la génération éternelle, mais Il se voit et s'éprouve en tant qu'homme distinct du Père par le visage original de la pauvreté, et cette distinction est plus fondamentale pour la nature humaine que la génération éternelle, car l'union hypostatique est un don fait à la nature humaine ou à ce que serait Jésus s'Il n'était qu'un homme. Le coeur humain du Christ étant alors invité par la grâce à participer à l'esprit de sa Personne dans sa nature divine, il se produit une fusion très profonde en Lui entre l'esprit filial et l'esprit de pauvreté ou d'adoration: car c'est sa pauvreté même qui lui permet, en tant qu'homme et que créature, de participer à la distinction incréée qui unit éternellement le Père et le Fils, Tout cela pour dire qu'en Jésus-homme la joie de n'être rien et la joie d'être Fils sont parfaitement fondues dans la joie unique de voir et de chanter que le Père est tout. Le Verbe incréé ne dit pas au Père: mon Tout, mais seulement: mon Père. L'homme-Jésus ne peut pas séparer ces deux appellations: le Père ne pourrait pas être son Père (à lui homme) s'Il n'était pas son Dieu, c'est-à-dire son Tout: car l'homme-Jésus ne pourrait pas être fils distinct du Père s'Il n'avait pas ce visage original de la pauvreté des créatures. Par ailleurs on peut dire que les Trois n'ont pas voulu associer seulement à leurs échanges le visage de la pauvreté créée mais celui de la misère humaine, précisément en tant que misère, et en tant qu'humaine.

c) Le mouvement de refuge qui se fait par le don de crainte. Le Christ est le Médiateur parfait entre l'homme et Dieu, mais ce privilège ne résulte pas seulement de la possession d'une double nature, divine et humaine. Si la médiation était une propriété de la créature comme telle, jamais elle ne pourrait cesser de faire écran entre Dieu et nous, empêcher tout au moins et par définition l'union directe et immédiate de notre âme à la divinité. Tout au plus pourrait-on admettre une médiation provisoire, destinée à disparaître totalement dès qu'elle aurait achevé sa mission, qui serait de nous mettre en présence de Dieu: une fois terminée sa tâche, l'ambassadeur ou le négociateur n'a plus qu'à se retirer, à cesser de s'interposer entre les parties finalement mises en présence.

La médiation de Jésus ne cesse pas au Ciel. En nous invitant passer par Lui pour aller à Dieu, à se réfugier dans Ses plaies comme le faisait Luther, Il ne nous invite pas à un mouvement qu'Il ne avait pas à pratiquer Lui-même car la nécessité du médiateur ne s'explique pas seulement par l'impureté et le péché: la pauvreté de la créature et l'infinité de Dieu suffisent à créer entre eux une telle distance que toute créature, même innocente, éprouve le besoin de se protéger contre cette excessive grandeur. Loin d'être dispensé d'un tel écrasement, l'homme-Jésus l'a éprouvé plus profondément que nous ne pourrons jamais le soupçonner. Mais alors où trouver le Refuge? où trouver le Médiateur? En Dieu même évidemment, dans le visage maternel du Saint-Esprit. La médiation est une fonction divin avant d'être une fonction créée, Jésus n'est médiateur qu'en vertu d'une participation à cette fonction incréée du Saint-Esprit, fonction auprès de laquelle Il s'est réfugié tout le premier et bien plus qu'aucun d'entre nous. En effet, le sens le plus profond peut-être de la médiation, le sens qui enveloppe et dépasse la Rédemption est d'être la manifestation visible de cet attribut que l'on approprie au Saint-Esprit, et qu'il faut bien appeler la dimension maternelle de sa miséricorde, si l'on se rappelle que cette notion de maternité évoque d'une part un mystère d'amour réciproque, d'autre part le milieu maternel dont l'enfant a besoin pour affronter la Réalité totale. II y a une dimension de Dieu qui consiste précisément nous protéger tendrement de la première: tel est ce que nous offre le Saint-Esprit, mais sans la Vision comment pourrions-nous le comprendre? L'homme-Jésus est donc avant tout et au-delà de tout le mouvement de Dieu qui nous donne Jésus, ce pour quoi si nous savons bien Le regarder Jésus nous affronte directement à Dieu plus encore qu'à son humanité - car Il est avant tout le don de Dieu, et le don de Dieu est incréé, c'est la dimension maternelle et donnante de Dieu. Le Saint-Esprit est infiniment plus maternel que Jésus et Jésus est plus maternel que la Sainte-Vierge, mais la Sainte-Vierge nous aide à comprendre mieux ce que sans Jésus nous ne comprendrions pas du tout...

Ainsi, en nous invitant se réfugier près de Lui (Venez à Moi, vous qui êtes fatigués), et de la Sainte-Vierge (Voici ta Mère), Jésus nous initie au mouvement intime qui est le sien, et bien plus profondément le sien qu'il ne sera jamais le nôtre - consistant à se réfugier dans la maternité du Saint-Esprit. Au Ciel ce mouvement ne cessera pas, ni de sa part ni de la nôtre. Sans doute n'aurons-nous plus besoin d'être initiés par Lui à cette démarche que la Lumière de Dieu nous imposera directement. Mais comme éternellement Il l'accomplira plus que nous, Il sera le modèle éternel et par conséquent l'initiateur éternel de ce mouvement: c'est bien par son Esprit et dans son Esprit que nous l'accomplirons, cet Esprit étant le Sien avant d'être le nôtre, comme Il est trinitaire avant être le Sien (en tant qu'homme).


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(1) Acte d'union entre S. Cyrille d'Alexandrie et les évéques de l'Église d'Antioche en 433, Dz. Sch., 272.

(2) Par cette remarque, Gutwenger semble bien vouloir contester explication proposée par K. Rahner de la vision que le Christ devait avoir de sa divinité et qui revient à ceci: l'union hypostatique imprime dans l'humanité du Christ une détermination réelle qui est la plus haute réalité créée, or plus un être est élevé dans l'échelle des êtres, plus il est conscient (bei-sich-sein), par suite cette détermination créée dans l'humanité du Christ ne peut qu'être consciente!

(3) II n'y a pas lieu ici d'établir par l'exégèse et par la critique historique la réalité de ces données...

(4) Cette science en effet ne porte pas directement sur l'essence divine, mais ses objets surnaturels ont tous un rapport étroit avec celle-ci, puisque cette essence est la Lumière de la vision face à face et que Jésus-Christ est le Verbe en personne. Du fait que par cette science les objets surnaturels sont vus en dehors de la vision, elle emprunte forcément des concepts analogiques dont le premier analogué pour elle est nécessairement une réalité naturelle, mais, les réalités surnaturelles ayant toutes pour objet en fin de compte Dieu vu face à face et étant spécifiées par là, la science infuse ne peut avoir une connaissance propre de ces réalités qu'en tant qu'elles sont des réalités créées et splendeur de la créature spirituelle, tandis elle ne peut avoir qu'une notion analogique de leur spécification. Cette notion analogique (donc commune) de la spécification des réalités surnaturelles doit donc être couronnée du dehors par la vision face à face, dans laquelle nous possédons la connaissance propre de ce qui spécifie toute la vie surnaturelle; en dehors de là, la science infuse ne peut avoir ni force, ni stabilité. Seule la vision face à face livre le principe suprême de tout l'ordre surnaturel, sans elle les idées infuses ne peuvent s'organiser autour de leur principe.

(5) Faudra-t-il admettre pour le Christ une connaissance purement fugitive des mystères qu'Il enseignait? Beaucoup s'y refuseraient évidemment, nombreux en revanche seraient ceux qui lui prêtent une découverte progressive de ces mystères (Concilium, N° 11, p. 58). Ne risque-t-on pas alors de ressembler cet évêque anglican dont parle Lewis dans Le Grand Divorce et qui, devenu protestant libéral, évoque avec nostalgie tout ce qu'aurait pu découvrir Jésus s'Il n'était pas mort à trente-trois ans, quel christianisme plus dilaté il aurait pu prêcher.

(6) Karl Rahner, entre autres.

(7) "Comment parler de liberté authentique du Christ à l'égard de la mission qu'Il reçut de Dieu concernant sa mort rédemptrice, si on pose comme déjà acquis, au départ, dans l'âme du Christ engagé en sa condition pérégrinante terrestre, le but surnaturel béatifiant?" écrit E. Gutwenger (p. 82)

(8) "J'ai lu un beau passage dans les Réflexions de l'Imitation: "Notre-Seigneur, au jardin des Oliviers, jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n'était pas moins cruelle. C'est un mystère, mais je vous assure que j'en comprends quelque chose, par ce que j'éprouve moi-même" (Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus, Novissima Verba, p. 48).

(9) On craindra peut-être qu'il n'y ait dans ces vues des relents d'adoptianisme. II serait effectivement plus facile de décrire la psychologie du Christ si on pouvait imaginer un instant comme un homme complet (avec Moi humain) à qui serait fait ensuite le don de la personnalité divine. Mais quand le Verbe exerce les fonctions du Moi humain, Il le fait selon la nature humaine et avec toutes les caractéristiques de la psychologie humaine. Il ne s'agit pas d'opposer le Moi psychologique au Moi métaphysique, mais d'opposer les fonctions métaphysiques du Moi selon la nature humaine et selon la nature divine. En tant qu'Il permet à un homme de subsister, le Verbe est inférieur au Père, et Il a conscience de son infériorité. De même est-Il inférieur à Lui-même en tant que Fils éternel de Dieu, et Il a aussi conscience de cette infériorité indicible... beaucoup plus conscience que nous. Ce serait déjà une grande stupeur pour nous de découvrir ce que nous sommes par le don de l'adoption divine: la splendeur d'une âme en état de grâce nous plongerait dans une sorte d'adoration envers cette splendeur même si nous ne nous tournions pas aussitôt vers l'Auteur de ce don dans une action de grâce écrasée; là seulement notre stupeur peut trouver son repos, car il faut bien que de cette splendeur il y ait une source véritablement adorable. De même le Christ, faute de pouvoir adorer la splendeur du Verbe parce qu'Il voit que cette splendeur c'est Lui, se tourne irrésistiblement vers la source, c'est-à-dire vers le Père.

(10) Ceux qui rêvent de cela voudraient bien, dans leur subconscient, que Dieu soit pauvre comme nous en tant que Dieu... ou que l'homme devienne Dieu en tant qu'homme - et tous ces rêves sont la mort du mystère de l'Incarnation.